Barbarie versus civilisation

Un réfugié syrien, Abdalmasih H., âgé de 30 ans, a blessé au couteau six personnes, dont quatre enfants dans un parc à Annecy. On ne peut qu’être effaré et révulsé par toute forme de violence effectuée par un humain sur d’autres êtres humains.

Le terme de barbarie a été apposé sur cet acte par le chef de l’État. La proximité d’un autre terme, celui de « décivilisation » employé par le même personnage à propos de violence pose question.

La « civilisation » qui a inventé le concept de « barbare » opposait ainsi un « nous » aux « autres »: les barbares. Cependant les Grecs anciens, éminemment « civilisés », dont nous faisons nos ancêtres en terme de civilisation, n’hésitaient pas à détruire une cité voisine concurrente, à en massacrer la population et à réduire en esclavage les survivants...

D’ailleurs qu’est-ce qu’une civilisation ? Pour faire simple, l’histoire humaine montre que depuis l’apparition des premières « civilisations » urbaines, on constate qu’un nombre restreint d’individus drainent toutes les ressources à partir de l’exploitation d’une masse d’individus privée de presque tout. Cette concentration de richesse permet la production d’artefacts raffinés (palais, temples, objets précieux, littérature…) qui font les délices des historiens et des archéologues, qui décernent le titre de « civilisation », et des « civilisés » contemporains courant les musées et les expositions en quête de consommation culturelle.

Malheureusement, la barbarie se trouve bien au cœur de la civilisation et non en ses marges dans la façon dont elle broie les êtres humains dans la violence des conquêtes (guerres, colonisations...), dans les violences quotidiennes infligées aux peuples « civilisés »par ceux qui les gouvernent. Que ce soit dans toutes les formes d’exploitation, dans la non-possibilité de subvenir à leurs besoins minimaux, dans les rapports avec les instances étatiques impersonnelles et normatives, productrices d’injustices, d’inégalités et de violences liées au maintien de l’ordre établi.

Aucune « civilisation » n’a jamais éradiqué en son sein la violence et la prédation entre humains, qui sont intrinsèquement liées à son développement et son maintien. Les civilisations se fondent et perdurent grâce cette violence. L’opposition entre barbarie et civilisation relève donc d’une certaine pauvreté de pensée...

Revenons à notre réfugié syrien qui provient d’un pays (très anciennement civilisé, et ce, bien avant nos sauvages contrées occidentales) dont une partie de la population a malencontreusement tenté de se débarrasser d’un dictateur, lui-même fils héritier de dictateur, qui maintient ce pays sous sa coupe. Grace au soutien de quelques autres chefs d’État tout aussi sympathiques, le dictateur en question, Bachar al-Assad, a commis bon nombre de crimes contre l’humanité, crimes de guerre, massacres organisés, viols systématiques, campagnes de disparitions forcées, expulsion de populations entières... S’ajoute désormais à cela la production massive et la commercialisation internationale de stupéfiants. Le territoire syrien sous contrôle du régime Assad est en effet devenu la principale zone de production de captagon…

En mars 2021 environ 13 millions de Syriens ont quitté leur logement, ce qui équivaut à 60 pour cent de la population. Environ 6.6 millions de personnes ont fui le pays. Presque 25 % des réfugiés dans le monde sont syriens.

Or, les êtres humains sont des êtres pour lesquels les liens familiaux, sociaux, amicaux constituent des éléments fondamentaux de leur structuration psychique. Il convient d’ajouter a cela l’enracinement dans une langue, une culture, des modes de vie, des lieux, des valeurs communes.

La destruction et la perte de tous ces structurants provoquent une fragilisation psychique qui peut conduire à une complète désorganisation. Abdalmasih H. comme de nombreux Syriens a erré en Europe sans trouver de pays d’accueil ni d’autres humains qui auraient pu être attentifs au processus de déstructuration psychique qui l’a mené à un passage à l’acte psychotique. Il a rencontré du racisme, une extrême solitude... Sans doute était-il moins apte que d’autres à maintenir son intégrité psychique après les terribles épreuves de sortie de son pays d’origine, de traversées dangereuses de frontières, de nuits à dormir dehors, d’absence de possibilité d’hygiène et de nourriture suffisante... Mais il reste cette réalité : il a échappé au chaos et à la destruction pour errer sans lieu d’accueil, sans avenir et sans attention à son malheur.

On peut donc à juste titre se demander où se trouve la barbarie ? La « communauté internationale » n’a quasiment rien fait face à ce dictateur, à ces destructions, à cet exode massif, aux multiples détresses individuelles qui en découlaient. Cet acte psychotique meurtrier d’un réfugié tend un miroir à notre « civilisation » pour pointer son inconséquence, son égoïsme et...sa barbarie.

(Été 2023)
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